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Un Maître-étalon

jeudi 20 janvier 2011


J’étais élève à l’Ecole Estienne à Paris, c’était en 1961, je me souviens encore du choc ressenti lorsque notre prof *de Publicité ( dans le jargon technique de notre temps: communication graphique) apporta un dépliant publicitaire géant (format déplié: 15 x  450 cm) qu’avait conçu un certain A.F. pour Paris-Match. Il le déplia lentement, théâtralement, se réjouissant de notre ébahissement à chaque pli-surprise.

Il est des moments qui orientent toute une vie, c’en fût un pour moi, une révélation, une explosion de liberté: Un dessinateur se permettait de violer toutes les règles du bon ton académique par l’humour  en restant fidèle au sens, il respectait la commande tout en usant d’une liberté totale par ce trait époustouflant, jaillissant de vie, de violence, explosif. Dés lors, je me mis à chercher en bibliothèque tout ce que je pouvais trouver sur cet André François :Collections de Graphis ( la référence ultime) des Gebrause Graphik, couvertures du Punch et du New-Yorker, des albums Tom and Taby , les îles Baladar, Ubu-Roi, Le Meilleur des Mondes….

je découvrais qu’on pouvait associer le burlesque débridé et la philosophie, exalter un texte par la force du trait, conjuguer violence et poésie…

Je rencontrai en chemin grâce à lui les Topor, Siné, Ronald Searle, Beuville, Gus Boffa, tous compagnons du-Trait-libéré, Steinberg surtout!

Ces deux-là me firent mon apprentissage, l’un de l’idée-forme, du trait aigu, tranchant, l’autre de l’exubérance, de la rondeur boursouflée, de l’Hénaurme, du grotesque, de la farce, ils m’ouvrirent la voie( la voix) des expressionnistes Georges Grosz, Otto Dix, Beckmann, Permeke mais aussi Willem Busch et Tôpfer…

J’avais trouvé ma planète, je ne l’ai pas quittée depuis.

Ma première vraie rencontre date des années 70, ses moutons bornés avaient déjà colonisés les murs de Paris, ses idiots au crâne d’obus, ses escargots ahuris proclamaient qu’ils ne lisaient pas le  » Nouvel Observateur », je rédigeais alors pour une revue des articles sur les affichistes contemporains, j’eus la chance de rencontrer en leur atelier Morvan, Villemot, Savignac… et André François.

Je fus accueilli à Grisy avec beaucoup de gentillesse, j’étais probablement gauche et stupide d’émotion et de dévotion, il n’en fit rien paraître. On prit une collation dans la pièce du bas avec la fresque de la fausse bibliothèque, les chaises peintes en trompe-l’oeil, l’escalier dérobé , les fausses portes… Nous avons traversé la pelouse pour aller à l’atelier au fond du jardin, c’était l’avant-printemps. Sur le chemin, A.F. ramassa une grenouille écrabouillée, toute desséchée, il me dit qu’il lui donnerai une autre vie…

Alors je vis les mille objets saugrenus laissés pour compte, les épaves, les rebuts, écrous, morceaux d’assiettes, cadrants d’horloges, galets, racines, cafetières, bouts de planches, prêts à grimper dans les futurs tableaux… J’étais au ciel!

Je vis aussi les paysages de brouillard, les maisons fantomatiques, un univers incertain d’ombres floues, d’ectoplasmes brumeux, des nuages menaçants, une terre en gésine, des respirations telluriques…

Je lui envoyai mon texte, il eut l’heur de lui convenir, par la suite je le rencontrai lors d’expos ou de vernissages…

Il fut ma boussole pendant mes années d’activité, il l’est encore, le maître qu’on invoque dans les moments d’incertitude, un maître déroutant, sans complaisance.

Lorsque j’enseignais l’histoire du Trait à l’école Emile Cohl à Lyon, je  réservai une séance de projection pour Steinberg et André François, après leur avoir fait découvrir sur grand écran Daumier, Granville, Les dessinateurs de l’Assiette au Beurre et du Simplicissimus, Gus Boffa… j’offrais aux élèves le couronnement, je pouvais épancher toute mon admiration et la faire partager, l’éblouissante intelligence du trait,des compositions, les audaces graphiques, l’imagination en folie, les fulgurances , l’humour corrosif…

Je leur transmettais le cadeau qu’on m’avait fait…

* un hommage en passant, à ce prof-dessinateur de presse et humoriste qui signait Rü et publiait ses dessins dans « Noir & Blanc » .

Daniel Maja

2 commentaires sur “Un Maître-étalon”

  1. kotwica dit :

    Danielo gratias!

  2. Marie Guerrucci dit :

    merci pour cette évasion , je retrouve vos dessins superbes
    Marie

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