Carnet de voyage: Fruit de la diversité ou aimable vanité ?
J’aime les carnets des vieux bourlingueurs, ils ont épuré, ils dessinent sans effets, presque sans regarder. La carène d’un bateau, elle est dans leur tête (et par coeur) la lumière sur une grève, elle vient tout de suite sur le papier. Regardez les carnets de Marin Marie, d’Yvon Le Corre, de Loustal…, pas de détails superflus, juste l’essentiel. Ils en ont tant vu qu’ils n’ont plus besoin d’observer. L’extérieur, c’est leur paysage mental.
Il a bien fallu aussi qu’ils commencent, avec des dessins minutieux, attentifs à tous détails, aux nuances, à la multiplicité, le souci de ne rien omettre et la déception d’être toujours endeçà, ce sont les écueils des débutants… Après, tu élagues, tu économises, tu te retiens, c’est là que tu commences à être vrai.
J’avais fait dans les années 70 pour le journal écologiste « Le Sauvage » quelques pages dessinées sur « l’éloge du croquis », j’étais radical, le premier acte était de jeter son Kodak à la rivière, c’était avant le numérique, mais déjà des soupçons envers la vitesse, l’immédiat, le tout-prêt, je fréquentais alors Basho, les peintres taoïstes Shitao dit Citrouille amère, Chu Ta…
L’identification, la fusion du trait, du peintre et du sujet. Depuis, je n’ai pas changé d’avis, moins mystique, plus pragmatique, plus terre à terre. Les défauts: faire vite, la virtuosité non contrôlée, vouloir trop dire et parfois ne pas savoir s’abstenir.
Sarajevo, la guerre est à peine terminée; nous eûmes l’occasion, quelques dessinateurs, de venir sur place. On déminait encore, tombes dans les stades, partout des ruines de maisons et d’édifices calcinées, des centaines de carcasses de trains, d’autobus… A Mostar, le pont encore coupé, les murs hachés à la mitrailleuse, des trous béants comme des cris.
Je suis surpris de voir quelques amis, bravement, se mettre à la besogne, comme des Kodaks.
Je leur trouvais la rumination un peu courte, il manquait une phase, un sas, un peu de méditation, si l’on veut. C’est cette méditation là que j’aime retrouver dans un carnet, la retenue, attendre que les choses pénètrent en soi, trop de hâte et trop de spontanéité, c’est du patin à glace à la surface du réel.
Autre anecdote: Je suis dans le jury d’une école des Beaux-arts, chaque élève présente son travail de l’année passée et un carnet de voyage de vacances, drôle, virtuose souvent, bavard parfois. L’un d’eux n’omet pas de nous préciser qu’il n’avait pas arrêté de dessiner, nous lui dîmes que nous eussions préféré qu’il passât son temps à observer, à tenter de comprendre et à ruminer, on y revient.
Le réel, on le dévoile à petits coups, comme on marchande dans un souk en sirotant un thé à la
menthe, on apprend à se connaître petit à petit, c’est ainsi que s’évalue le vrai prix des choses. Face à un carnet, je me demande toujours ce que le carnettiste veut me dire et montrer, s’il se livre, lui, en profondeur ou s’il fait l’illusionniste. Le carnet est-il fruit de la nécessité ou une aimable vanité? Posez-vous la question, vous aurez la clef.
Daniel Maja
écrit en août 2009 pour le catalogue de la biennale du carnet de voyage de Clermont-Ferrand 2009