Interviews |

L’illustration jeunesse par Daniel Maja, illustrateur

dimanche 4 mars 2012

CRDP
mercredi 1er mars 2006
Daniel Maja est illustrateur et professeur à l’école Émile Cohl, à Lyon. Après des études de     gravure à l’école Estienne, il s’est consacré à l’illustration, en tant que directeur artistique et   dessinateur. Il a illustré de nombreux livres pour enfants ainsi que quelques albums. Il est       également auteur d’un livre sur l’illustration aux éditions du Sorbier (2004). L’école Émile       Cohl fait partie des grandes écoles d’illustration (de même que l’école supérieure des arts         décoratifs à Strasbourg, l’école des arts décoratifs à Paris, l’école Estienne…). Daniel Maja     donne des cours sur le dessin de presse, inscrit dans la pédagogie de l’ensemble de l’école.       En effet, il est également illustrateur de presse. Le cours de dessin de presse à l’école Émile   Cohl consiste essentiellement à revenir aux choses essentielles (le trait, la synthèse…). Ses   élèves ont déjà quatre ans de formation.
Cette animation pédagogique lui permet d’aborder l’illustration sur le plan de l’image pure, de tenter de repérer ce qu’il y a de caractéristique dans l’image, en se focalisant sur le métier d’illustrateur et sur l’illustration.

Quelques définitions

Image / illustration
Il est intéressant de se poser la question de la différence entre image et illustration. On trouve des images partout et la définition en est souvent très générale. Le dictionnaire, dans sa définition la plus populaire de l’illustration, parle « d’orner un texte ». Pourtant l’illustration est une image narrative, un art appliqué en quelque sorte, ce qui implique qu’elle a un sens. De nombreuses images présentent des compositions de couleurs et de formes qui n’ont a priori pas de sens. En revanche, l’illustration possède un sens et s’applique à un texte, implicite ou réel. Même dans les albums sans texte, les images sont organisées en scénario et dans une volonté de donner du sens. Ce qui implique de la part de l’illustrateur une attitude différente par rapport à celle de l’artiste face à son chevalet. L’illustrateur n’a pas toute liberté dans son travail puisqu’il est obligé de se référer à l’histoire pour donner du sens à ses images. Il est le premier « bon lecteur » d’un texte, obligé de le faire sien pour pouvoir en sortir des images, en tenant compte soit du texte qu’on lui a fourni, soit du schéma, soit de ce qu’il a écrit lui-même.

Livre illustré / album
La démarche de l’illustrateur est très différente dans chaque cas. Dans le livre illustré, le texte est prédominant  quantitativement par rapport à l’image. Les illustrations rythment la lecture et expriment des moments essentiels,  caractéristiques du livre et l’illustrateur doit penser sa séquence dans le rapport image et texte. Dans l’album, à  l’inverse, la priorité est donnée à l’image, dominante par rapport au texte. Quand il existe, le texte est loin d’être  secondaire et la notion de rapport texte-image est capitale. mais le texte peut aussi n’être qu’implicite et disparaître. La  conception d’un « chemin de fer » est nécessaire pour prévoir la place des images.
Le terme de « chemin de fer » est utilisé dans l’édition ; il correspond au story-board du cinéma. C’est le schéma en  images de ce qu’on va faire. Une sorte de mini-livre en croquis qui se déploie dans l’espace, et qui permet de visualiser comme une portée musicale, la mélodie du livre et d’en repérer les moments forts. Pour un album, l’illustrateur va chercher grâce au chemin de fer, à quel moment placer des images saturées, des phases de repos… Il pourra ainsi se rendre compte de l’articulation des images entre elles.

Le binôme texte-image
Cette notion récurrente quand on parle du livre jeunesse est assez compliquée, à la fois importante et floue, d’autant plus que les styles multiples des albums amènent de nombreuses façons d’envisager les choses. L’illustration n’est pas qu’une simple sorte de compagnonnage avec le texte. À quel moment est-on influencé par le texte quand on regarde l’image et inversement, est-on influencé par l’image lorsqu’on lit le texte ? Tout cela est très complexe, voire confus, avec des phénomènes de miroirs, de passages de l’un à l’autre, de magnétisme.
Le texte s’envisage de manière linéaire alors que l’image peut se lire d’un seul coup, ou d’une manière erratique, labyrinthique, on reste plus ou moins longtemps sur un élément, on y revient… Lorsque texte et image se côtoient, des contagions s’établissent.
On peut introduire la notion de distance entre le sens du texte et celui de l’image. Selon les âges, le lecteur se situe plus ou moins près du texte. Chez les adultes, les décalages, les écarts peuvent être plus importants. Le genre de l’ouvrage a aussi une influence sur la distance entre texte et image (proches dans le documentaire, décalés dans l’humour…).
ùtout est trop bien décrit ne sont pas faciles à illustrer. Un texte qui présente une abondance d’épithètes est trop précis pour être illustré d’une façon intéressante. Ce qui doit être dit en image ne devrait pas être dans le texte. L’idéal pour l’illustrateur, ce sont les contes, intemporels et non situés, dont le squelette ne décrit que l’action.
Daniel Maja pense que les enfants peuvent accéder au sens de n’importe quelle image et à son déchiffrement, aussi compliquée soit-elle. Certaines images sont imaginées avec des rondeurs spécifiquement destinées aux petits, mais ceux-ci sont également capables d’en appréhender d’autres, très différentes. Et ils se délectent souvent d’images qui n’étaient pas prévues pour eux.


Le fond / la forme

La première entrée dans un album ou un livre illustré se fait souvent par le texte. On s’en rend compte par les critiques  qui sont faites des livres jeunesse ; on parle du sens, on résume l’histoire, et on prend beaucoup moins en compte  l’image elle-même et la manière dont elle est travaillée. Pourtant les différentes techniques utilisées pour la réaliser  introduisent du sens, qui va parfois à l’encontre du texte, ou qui l’accompagne. La forme, la manière dont le trait est élaboré, dont les coups de pinceau sont donnés, la composition de l’image, véhiculent du sens et disent des choses, indépendamment du contenu.
L’image est très forte en sens par sa technique, sa composition, ses couleurs, son trait, sa vivacité, les formes saillantes et rentrantes, son dynamisme… Le dessin de presse en est une illustration très claire. La même idée dessinée par des illustrateurs différents va avoir un sens différent. Le lecteur peut se sentir agressé par un trait énergique, brutal, vif ; au contraire, une ligne claire avec des éléments très doux vont dire autre chose, de la même façon que la typographie dans un journal influe sur le fond et le sens.

Lire une image
La lecture de l’image n’est pas une lecture classique : le balayage oculaire se fait en fonction de la forme générale de l’image. Ce balayage n’est pas le même si une forme centrale se dégage ou si une multitude de détails composent l’image. L’émotion entre également en jeu et influence le balayage oculaire.

Les mots de l’image
Pour jouer et déclencher des questions, et des images, Daniel Maja propose une liste de mots qui concernent l’illustration :
illustration, image, image narrative, art appliqué, illustrateur, graphisme, BD, caricature, perception, art brut, minimalisme, académisme, surréalisme, réalisme, classicisme, déformation, rapport à l’image, composition, masses, équilibres, mise en page, cadrage, format, saillant, rentrant, complémentaire, techniques (crayon, fusain, pastel, gouache, acrylique…), instruments (plume, bambou, pinceau…), gravure (lithographie, lino, sur bois…), technique mixte, infographie, esquisse, croquis, maquette, mise en forme, exécution, trait, contour, ligne, chemin de fer, découpage, couleur (gammes, complémentaires, mise en couleur, éclairage, point de jonction de deux couleurs, camaïeux), sélection, vibration, matières, collages…), plans (gros plan, champ, contre champ, plongée, contre plongée, vue frontale, séquences…)

Dessinateur et peintre
Ce binôme aussi est intéressant. D’une manière très schématique, on peut départager les illustrateurs     entre dessinateurs et peintres. Ces deux catégories font intervenir deux notions : la notion du dessin,     du trait, et celle la couleur, de la matière, d’une représentation non définie par un contour ou un trait.     Ces deux notions peuvent s’appliquer facilement à l’histoire de l’art, même si les différences ne sont       pas aussi tranchées, chaque artiste se situe plutôt dans une ou l’autre tendance.
Par exemple, on pourrait dire que Picasso se situe plutôt du côté de la forme et du dessin, alors que          Bonnard se situe plutôt du côté de la peinture. En analysant les carnets de croquis de Picasso, on se    rend compte qu’il travaille dans la combinatoire. Il prend une forme et la suit jusqu’au bout, il la tord      dans tous les sens jusqu’à l’épuiser. Puis il passe à autre chose. Il va ensuite combiner les éléments entre eux ; c’est en ce sens qu’il s’agit d’un travail près du trait. Il existe peu de paysages de Picasso, sauf dans sa période « jeune ». Les carnets de Bonnard sont des carnets de peintre ; on imagine déjà les touches de peinture, d’une façon très floue.
Matisse joue sur les deux aspects. Daumier est aussi très caractéristique. Ses dernières peintures préfigurent l’art moderne, par les contrastes et les formes simplifiées ; il joue sur les contrastes, élimine les passages intermédiaires, pour n’exprimer que la lumière et l’ombre. Goya fera la même chose dans sa dernière période.
Les mêmes nuances se retrouvent chez les illustrateurs : Tomi Ungerer, Quentin Blake vont aller jusqu’au bout du trait, et le trait lui-même va avoir une vie. Hokusai rêvait que tout trait ou point devienne vivant. La même silhouette dessinée par Hergé ou Tomi Ungerer serait différente. Daniel Maja se situe également « du côté du trait », attentif à montrer comment un trait se met à vibrer, cherchant toujours à le préserver par rapport à la couleur. Il est toujours difficile de faire la liaison entre les deux.

Le contour
Le contour emprisonne l’objet. Doit-on ou non le garder ? C’est le choix de chaque illustrateur. La plupart d’entre eux remplissent avec de la couleur, qui parfois déborde. Souvent les figures des personnages se définissent uniquement par les contrastes. Curieusement, les couleurs complémentaires, en se juxtaposant, deviennent pour l’œil une sorte de ligne, une séparation imaginaire qui n’existe pas dans la peinture elle-même, mais que l’œil reconstitue.

La peinturefile://localhost/Users/danielmaja/Desktop/danielmaja1.jp

La peinture joue sur les gammes chromatiques et les notions de matière : épaisseur, transparence. Elle peut s’exprimer par des tonalités de camaïeux, des gammes chromatiques sur une tonalité (Jean Claverie par exemple, joue souvent dans des tonalités de bruns, dans des jeux d’aquarelle très subtils). Laurent Corvaisier, May Angeli, Grégoire Solotareff, au contraire, vont jouer sur des couleurs très vives. Nadja dans Chien bleu, par exemple, joue sur des couleurs vives, puissantes, dans une démonstration d’expressionisme, avec une violence des tons et une manière d’exprimer le mouvement à l’intérieur de la couleur elle-même.
Une évolution apparaît à l’heure actuelle chez les élèves, au niveau de la couleur : il y a quelques années, les couleurs dominantes étaient verdâtres, bruns, sombres. Le fait de travailler à l’ordinateur et de pouvoir faire des essais ôte la crainte d’abîmer son travail. Les essais permettent de trouver des gammes et des oppositions intéressantes et peu à peu les résultats sont devenus beaucoup plus lumineux.

Les techniques
Elles sont multiples :
– Les techniques réductibles au trait (plume, crayon, pastel…) laissent des traces sur le papier.
– Les techniques de la peinture, de l’aquarelle jusqu’à l’acrylique, en passant par la gouache.
– La gravure en relief : un certain nombre d’illustrateurs utilisent la gravure sur bois, sur lino, sur contreplaqué, sur plastique… (les éléments en relief sont imprimés).
– Les techniques en creux : gravure au burin, eau forte, aquateinte…
– Les techniques à plat (lithographie) qui consistent à utiliser la répulsion entre les corps gras et l’eau ne sont plus beaucoup utilisées.

Pour certains illustrateurs, le fait de pratiquer une technique très particulière amène à envisager les images d’une façon différente. François Place, par exemple, au départ documentariste, se sert de sa technique de croquis, même pour des albums de fiction (Les derniers géants, Grand Ours…), ce qui lui confère un style tout à fait particulier. Il possède en tête tous les éléments avec leurs détails. Un bon illustrateur a commencé par beaucoup observer , il s’est déplacé dans les musées, a engrangé en lui des éléments qu’il va ressortir à sa façon.

Le format
Le changement de format présente une difficulté pour un illustrateur : par exemple, un travail très précis à la plume réclame un petit format de travail et un enchevêtrement dans un feuillage doit devenir tout aussi pertinent sur une grande échelle, lorsque l’image est agrandie. Aujourd’hui, l’illustrateur travaille au format qui lui convient puisque l’ordinateur permet d’adapter ensuite l’image au besoin du livre, mais l’illustrateur reste souvent proche du produit final. D’autre part, cela dépend aussi des techniques utilisées. Si l’on travaille au pastel gras, dont la précision n’est pas très grande, on a besoin d’espace pour s’exprimer.
Pour une exposition au Petit Palais, les dessins de Quentin Blake, au trait, ont pu être agrandis douze ou treize fois, ce qui est une preuve de la qualité de son dessin. En effet, des exagérations ou des gaucheries intéressantes et tout à fait légitimes en petit format peuvent devenir très gênantes en grand, car incompréhensibles. La réflexion sur le format pourrait être prolongée dans le domaine de l’histoire de l’art : sélectionner une partie d’un tableau et à l’agrandir lui permet-il de garder son sens ?

La pratique

Composition et personnalité de l’illustrateur
L’image, comme un tableau, est d’abord une composition : des surfaces, du trait, des    équilibres, des masses plus ou moins importantes. Elle peut être en équilibre instable,  dynamique ou encore très centrée, très organisée. Les blancs, les marges, sont très importants  dans l’illustration.
Une image est placée à l’intérieur d’un album : il existe donc toujours un cadre rigide qui    correspond au format, sur une page ou sur double page. La scène s’organise toujours à  l’intérieur d’un cadre, que l’illustrateur s’approprie et domine facilement.
Dans la composition d’un album, on ne peut pas dissocier les deux pages ; la page d’accompagnement, dans le cas où l’illustration ne s’étend pas sur la double page, doit servir de contrepoids ou d’équilibre à l’image. Le choix de la typographie est aussi très important. Celle-ci n’est pas toujours à la hauteur de l’illustration.
La gestuelle et la manière d’aborder l’image tiennent compte de l’ensemble du corps, et à l’inverse d’un peintre qui travaille parfois sur de très grands formats, même si l’illustrateur travaille dans un format différent du format d’impression, en général la taille n’excède pas le format de sa table de travail. Tout le corps n’est pas en activité, comme dans le cas d’un peintre, dont certains mouvements concernent l’ensemble du corps.
Dessiner, c’est prendre en compte l’image que l’on a de soi. Lorsqu’il dessine, l’illustrateur mime souvent inconsciemment les personnages qu’il dessine. Le dessin est compris de l’intérieur, avec les muscles. Ce n’est pas uniquement une activité intellectuelle, le corps irrigue tout le dessin. Je conseille à mes élèves dans certains cas, de mettre en scène par le théâtre ou le mime ce qu’ils veulent représenter. Par exemple, on ne dessine pas un arbre de l’extérieur, par le contour, mais on essaie de comprendre la façon dont la sève monte dans l’écorce, comment elle se distribue dans les branches, comment l’arbre se déploie… Pour exprimer un mouvement, il faut imaginer ce mouvement dans son corps par l’image de ses muscles.
Le côté physique se voit d’autant plus qu’une mode de la matière existe actuellement chez les illustrateurs (on peut repérer les coups de pinceaux, les giclées de peinture…).

Le changement, la transformation, l’exagération sont des éléments très importants dans la composition de l’illustration. Même lorsque l’image est réaliste ou documentaire, l’illustrateur n’exprime jamais la réalité, mais une réalité « re-digérée ». Pour exprimer des sentiments ou des mouvements, il va exagérer certaines choses, accuser par exemple les ombres et les lumières, les gestes, la longueur d’un membre…
Ces techniques, très classiques, ne sont pourtant pas toujours complètement conscientes, mais l’illustrateur sent qu’il faut aller un peu plus loin. Ces déformations et ces excès se constatent dès la peinture du Moyen-Âge, pour montrer la caractéristique d’un personnage dont on exagère les traits.

Les contraintes de l’illustrateur
Les contraintes sont souvent imposées, et très fortes : un nombre de pages, un rythme, la charte de la collection et de ses critères. Certains mariages entre écrivain et illustrateur surprennent parfois. Quand l’association est réussie, des couples peuvent se former, même si c’est assez rare (Fred Bernard et François Roca). Souvent, l’illustrateur ne connaît pas l’auteur du texte. À la suite des rencontres, des amitiés peuvent se nouer. Des inimitiés également, lorsque l’auteur est déçu de la façon dont l’illustrateur s’est approprié le texte. Pourtant, si l’auteur accepte d’être illustré, une fois le texte donné à l’éditeur, il devient public et ce n’est plus lui le maître d’œuvre. Il existe aussi des éditeurs qui sont également auteurs et qui choissent leur illustrateur, sans passer par l’intermédiaire d’un directeur artistique (François David – Motus). Souvent, la vision esthétique de l’auteur est une vision littéraire ; mais un directeur artistique peut faire basculer cette vision vers autre chose. Un texte tranquille, un peu mièvre, peut acquérir du tonus grâce à une illustration violente. D’une manière générale, un livre illustré est conçu dans son ensemble, même si le texte est premier.
Les contraintes de l’imprimerie font que les originaux sont toujours plus lumineux que les impressions. On ne parvient jamais en quadrichromie à obtenir un noir parfait. Celui-ci vient donc essentiellement pour renforcer les ombres, souligner le trait.

Les différentes phases du travail
Habitué à travailler pour la presse, Daniel Maja a souvent travaillé sur commande. C’est à la fois une  chance et un manque : cela a peut être mis de côté tout un imaginaire qu’il aurait pu développer.  Lorsqu’il reçoit le texte de l’éditeur, il doit s’en imprégner, le lire, le relire, le mâcher. Tout dépend  aussi du temps dont il dispose. Il aime travailler vite, mais un temps de maturation est nécessaire  pour la recherche et l’assimilation. Au fur et à mesure des lectures, des couleurs, des images  surgissent ; il les note, les met en place. Pour un livre long, il faut réfléchir en fonction des chapitres,  faire un chemin de fer pour voir comment organiser l’ensemble. Une recherche documentaire est  nécessaire lorsque les histoires sont situées historiquement ou géographiquement : il faut effectuer  des recherches sur les costumes, les mœurs… Puis il accumule les croquis comme des pôles  magnétiques, des îlots qui se rejoignent. Il conseille aux élèves d’aboutir rapidement à « la main », souvent plus intelligente que le cerveau. Les références culturelles se déclenchent, on se crée des obstacles, alors que la main ramène à une vérité de l’exécution. On laisse aller la main qui va créer des formes qui vont engendrer des associations d’idées, des concepts qui eux-mêmes vont engendrer des formes… Lorsqu’on le pratique, tout cela n’est pas conscient, mais on voit de quelle manière, à partir d’une forme, les élèves peuvent développer d’autres idées. La technique de la liste de mots permet parfois de débloquer le dessin : les mots déclenchent toujours des images et réciproquement.

Deux exemples concrets

Il était une fois, il était une fin
Rue du monde
2006

L’éditeur souhaitait un nouveau livre pour la collection L’atelier de l’imagination. La conception de ce livre est une  suite de doubles pages dans lesquelles on trouve le début d’une histoire et la fin d’une histoire, une suite de premières et de quatrièmes de couvertures. Le texte, pratiquement absent, est très court et très vague, pour permettre au lecteur d’imaginer ce qui se passe entre ces deux phases, en complétant les histoires ou simplement en regardant les images.
Pour l’illustrateur, cela pose des problèmes de jonction : les deux images associées doivent être suffisamment différentes pour que le lecteur construise une histoire qui ne soit pas dans l’immédiateté, mais des éléments communs doivent se retrouver. C’est un jeu imaginaire rare dans l’édition, de même que la connivence qui s’est établie avec l’éditeur.

Daniel Maja a d’abord établi une petite liste de mots pour répertorier des climats et déclencher des images (policier, science fiction, fantastique, poétique, moderne, vie contemporaine, campagne, exotique…). Sur un premier cahier de croquis, il a élaboré un certain nombre de situations de départ qui lui venaient en tête. Il s’agissait d’une sorte de brainstorming, sans savoir ce qui allait en sortir.
Ensuite, à partir des situations de départ imaginées, Daniel Maja et l’éditeur ont ensemble suggéré les situations terminales. Daniel Maja a ensuite commencé les croquis au crayon, à l’échelle, dans une tentative de formaliser les choses. La phase suivante fut celle de la mise en place : il précisait tout ce qui avait été ébauché, en enrichissant, en ajoutant les détails. Le fait de mettre de la couleur, demande un équilibre, a complètement changé l’ébauche.
Daniel Maja désirait établir un rythme dans l’ensemble du livre : certaines pages sont très compliquées, avec énormément de détails, d’autres sont plus allégées.
Pour cet album, comme pour beaucoup d’autres, Daniel Maja a adopté une technique très particulière qui consiste à travailler sur écran de couleur. Mais à cause des délais très courts, au lieu de dessiner directement en noir sur les fonds de couleur, il a utilisé la photocopie, dessiné au trait et passé ses fonds de couleur à la photocopieuse avant d’effectuer la mise en couleur définitive. Il n’y a pas grande différence entre le croquis et le dessin final, en dehors de la suppression de quelques détails, et des variations.
Le choix du fond de couleur suggère tout de suite une atmosphère, comparé au blanc. Il donne le climat, la tonalité de l’ensemble des illustrations. Daniel Maja commence à dessiner dans les zones foncées et amène la lumière petit à petit. bien sûr, les originaux sont toujours beaucoup plus lumineux que les photocopies.

Le commencement du monde
Bernard Clavel / Daniel Maja
Albin Michel – 1999

Le texte est l’histoire d’une genèse inventée, de la naissance d’un monde. Dans une nature exubérante, les  animaux naissent et découvrent la Terre qui s’invente. Jusqu’au jour où le Soleil et la Lune enfantent les  hommes…
Bernard Clavel, très célèbre, peintre lui-même, était très sourcilleux de la manière dont allait être illustré son livre. Daniel Maja devait présenter des images très précises à chaque étape du travail. Le fait que l’auteur envisageait les choses comme un déploiement dans l’espace lui a semblé intéressant. Le texte a tout de suite suscité des images et des idées chez l’illustrateur, engendrant les formes les unes aux autres.
La première idée était que cette genèse, histoire de tradition, pourrait être mise en scène dans un format à l’italienne, comme dans un castelet, un cinéma horizontal, avec des doubles pages qui circulent à la manière d’un montreur de théâtre oriental qui arrête les images les unes après les autres. Mais chaque page devait proposer une scène très différente sur le plan de la forme et sur le plan des couleurs. Il ne s’agit pas d’un album réalisé dans une permanence de couleurs. Chaque scène se situe dans une gamme très différente de la précédente, tout en restant liée à l’univers qu’elle décrit. Le déploiement horizontal empêchait la profondeur, qui aurait été en rupture par rapport au déroulement. La ligne d’horizon se prolonge donc sur l’ensemble de l’album, d’image en image.

En faisant une maquette, Daniel Maja a pensé que des cadres à la manière des broderies orientales seraient les bienvenus. Les images prennent un sens simplement par leur contenu. La première image joue sur des couleurs primaires très fortes, avec un clin d’œil culturel (Alechinsky). Les couleurs sont celles du mariage de la terre et du feu, des couleurs alchimiques. Dans la deuxième image on passe uniquement sur des gammes froides de vert. Puis dans une gamme de bleu (la cascade) commencent à naître des clins d’œil de formes (la vipère sinueuse). Il introduit ensuite du jaune, du pastel. On passe à un univers très aigu, accusé, brutal, pour aboutir au premier mammifère vivant. En jouant sur les rapports entre les ombres et les lumières, avec le fond jaune qui rappelle les rayures du tigre, l’image qui suit est bondissante. Pour la naissance des oiseaux, on redescend sur la ligne d’horizon, en faisant se déployer les nuages, le ciel… Daniel Maja a tenté d’installer des ruptures, des mélodies, qui donnent l’occasion de représentations presque réalistes d’animaux qui s’opposaient.
Les images sont conçues dans la double page, à l’exception de l’une d’elles qui marque une rupture dans le récit : un homme blanc et un homme noir naissent de la lune et du soleil. Il joue là sur des gammes opposées. La ligne d’horizon étale l’espace et la profondeur est donnée par l’échelonnement des plans. La dernière image propose une menace sournoise.
Les techniques utilisées sont mixtes (pastels, encre de chine, pastel aquarellable…)

Regards sur quelques illustrateurs

Nadja
Dans Chien bleu, Nadja ne joue pas du tout sur le trait qui a pourtant dû exister auparavant sous la forme d’esquisse. Elle joue uniquement sur les effets de peinture expressionniste. Pour opposer au bleu, elle utilise une gamme complémentaire de couleurs chaudes, des variations sur le brun, le noir, le jaune. Les effets de pinceau donnent la subtilité, font vibrer les à plats.
Sur le plan de la composition de la double page, Nadja mène tout un jeu sur les transitions, les passages, les ruptures (horizontalité/verticalité, calme/remplissage). Une partie est remplie, neutre, alors qu’une arrivée de lumière brutale provoque un effet de contraste très caractéristique. Il existe bien sûr une part de hasard dans les vibrations, tout n’est pas décidé.
Dans une autre image qui évoque le déjeuner sur l’herbe de Manet, elle a joué sur les touches de couleur, la juxtaposition des zones claires et des zones sombres. L’équilibre des masses est très intéressant également : il faut savoir regarder, ne pas se contenter de l’émotion mais tenter de savoir pourquoi une image est bien équilibrée ou non. La place du texte dans ce cas n’est pas déterminante. Regarder une image à l’envers ou dans un miroir, permet de mieux se rendre compte de la composition et de l’équilibre des masses. On ne s’occupe plus du sens ni de la représentation, on regarde si l’équilibre des masses est bien fondé.

Hélène Riff
Dans un style complètement différent de celui de Nadja, Hélène Riff joue sur le minimalisme. Dans Le jour où papa a tué sa vieille tante, la perspective disparaît. Cela donne une image du travail actuel des jeunes illustrateurs. Elle fait partie de cette école d’art contemporain influencée par la juxtaposition, les plans, la matière, les effacements, les installations… Elle joue beaucoup sur les blancs, les surfaces, les décalages. On se situe dans une sorte de livre mental : il y a beaucoup de détails, de choses à comprendre, on peut se perdre, c’est parfois un peu abstrait. Ce livre implique une grande complicité avec le lecteur.
En ce qui concerne le travail d’Hélène Riff, il est difficile de parler de composition car elle fait volontairement des compositions décentrées, introduisant de fausses perspectives, dans un travail subtil et savant, très intéressant. Elle influence beaucoup les élèves actuellement et, plus qu’une mode, c’est une vraie réflexion sur l’art contemporain qui est mise en place.

May Angeli
May Angeli travaille la gravure sur contre-plaqué. Ce n’est pas une gravure très profonde, ce qui lui permet, lorsqu’elle fait ses tirages (autant de tirages que de couleurs), de faire vivre ses pages par les blancs et par les manques d’impression grâce au manque de netteté. Elle utilise donc aussi le sens des fibres du bois, dans un jeu de superpositions, avec une grande science du coloré. May Angeli a créé des images très différentes. Chat, par exemple, joue uniquement sur des gammes très brutales dans une tradition de la gravure sur bois plus populaire, du côté de l’image d’Épinal, mais avec des traits lourds, non réguliers, qui se mettent à vivre même s’ils sont gravés. Dans Dis-moi, elle travaille les compositions et les effets coloristiques.
Pour un travail avec des encrages de couleurs différentes, à l’instar des estampes japonaises (Hokusai), l’illustrateur doit être très présent au moment de l’impression, il surveille les tirages, en particulier pour obtenir des effets de dégradés. Ceux-ci ne sont pas donnés par le graveur mais par l’imprimeur, en essuyant ou en utilisant parfois le pinceau pour réaliser l’encrage.

François Place
François Place, auteur illustrateur dont le livre fondateur est Les derniers géants, est un grand dessinateur dans l’œuvre duquel on sent en permanence le travail de documentariste. Une science très poussée du dessin apporte une multitude de détails à ses représentations. Ses carnets de croquis sont très riches et sa main d’une sûreté incroyable. Il travaille à l’encre de chine avec des rehauts d’aquarelle, et une grande culture de la peinture du 19ème siècle transparaît dans son travail. Il est aussi un conteur fabuleux dans les classes.

Jean Claverie
Jean Claverie possède une technique très particulière : il utilise une sorte d’aquarelle très douce et des crayons. Il possède une science du crayon de couleur, des effacements, des transitions, des passages, une grande élégance de tons… Ses personnages sont caractéristiques, en particulier sa manière de dessiner les enfants…

Thierry Dedieu
Feng
de Thierry Dedieu est intéressant pour ses gravures traditionnelles et un clin d’œil à la gravure japonaise : o n retrouve le cachet rouge caractéristique des gravures japonaises. À la différence de May Angeli, il ne joue pas sur les couleurs et on reste sur un travail minimaliste de la gravure. Thierry Dedieu a tenu compte des textes, du format, des effets de verticalité et d’horizontalité, en apportant un soin particulier aux marges.

Tomi Ungerer et Quentin Blake
Daniel Maja se sent proche du travail de Tomi Ungerer, qui met la couleur avec le trait, et en garde toute la saveur. Une jubilation transparaît dans la composition et le dessin de ces deux artistes. Tous deux ont travaillé aussi dans la presse et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles leur trait est acéré, parfois violent.

Sara
Sara se place un peu à part avec sa technique de papier déchiré et ses albums sans texte, très séduisants. S’ils n’ont pas de texte, ses albums ont une histoire. Sara décrit bien sa technique, ainsi que l’utilisation des accidents, les imprécisions, les hasards, les maladresses exploitées. Tout n’est pas contrôlé et ce sont les reprises et les détournements de ces maladresses qui deviennent intéressants. Dans le feu du travail, l’acte rejoint l’émotionnel et tout n’est pas conscient. Les techniques diverses influent sur le résultat obtenu de même que l’expression de l’esprit et la manière de s’investir. La science de la composition et l’équilibre des noirs et des blancs est évidente (Du temps, Révolution).

Elzbieta
Elzbieta ne dévoile pas sa technique. Dans la plupart de ses albums, elle joue sur les effacements, les transitions, les passages, les traits sont rarement noirs, avec des rehauts d’aquarelle, ce qui permet des vibrations, une lecture intimiste. Une grande nostalgie se dégage de ses images.

Lionel KœchlinOlivier Douzou
Lionel Kœchlin exprime les choses de manière minimaliste, à l’aide de petits traits. Il a travaillé sur des œuvres très différentes, par exemples des albums à colorier sur de grandes surfaces. Son trait présente une maladresse contrôlée et feinte. Lorsqu’il présente des planches en couleurs, elles sont très bien composées. Il possède la science des masses colorées et joue souvent sur cette fausse naïveté.
Olivier Douzou fait également partie de cette école où on joue sur du minimalisme.

En conclusion…

L’album est le premier contact pour les enfants avec les arts d’aujourd’hui. Grâce aux circuits du livre et à ses médiateurs, l’édition française est très vivante et permet à des éditeurs de sortir des livres originaux proposant de nouvelles tendances, de nouvelles formes. Les illustrateurs sont très demandeurs de rencontres avec les enfants, très enrichissantes pour eux.

Quelques ouvrages pour adultes :
Daniel Maja, illustrateur jeunesse. Comment créer des images sur les mots ?
Collection Pour qui, pour quoi ?
Éditions du Sorbier – 2004

La vie de la page
Quentin Blake
Gallimard jeunesse – 1995

Le guide pratique de l’illustrateur
Notre Librairie  – revue des littératures du Sud
Numéro Hors série – janvier-mars 2003

Compte rendu rédigé et mis en ligne par Chantal Bouguennec le 10/04/2006

Laisser une réponse