Interviews |

Calou, l’ivre de lecture

vendredi 25 juillet 2008

Extrait du site internet de Calou, l’ivre de lecture de Pascale Arguedas, Critique littéraire.

Entretien avec Daniel Maja réalisé par Pascale Arguedas en juillet 2008 à Saint-Mandé.

photo © Pascale Arguedas

Daniel Maja est né en 1942 à Paris. Après des études à l’École Estienne (gravure, communication, édition), il épouse Ewa, qui l’accompagne toujours. Polonaise, diplômée des beaux-arts de Cracovie et de Varsovie, peintre, c’est elle qui le convainc de dessiner pour la presse et l’édition. Elle fait même les premières démarches… Depuis, il n’a cessé de publier dans de multiples revues et magazines, français et internationaux, et d’illustrer plus d’une centaine de livres tant pour la jeunesse que pour les adultes. Côté presse, il compte de longues et fidèles collaborations avec Le Sauvage, l’Expansion, Lire, Votre Beauté, Le Monde, Le Magazine Littéraire, le New-Yorker… Je me suis rendue chez eux, dans leur antre-atelier-lieu-de-vie. Ils m’ont généreusement ouvert leur porte que j’entrebâille discrètement pour vous, avec leur autorisation.

Daniel, tu es à la retraite, paraît-il car tu continues à honorer quelques commandes, sans compter ton blog quotidiennement mis à jour. Il y a ici tant de planches, de livres, de revues, de journaux, de tableaux que j’en ai le tournis ! Je suis très attirée par la qualité de ton travail. Où en es-tu aujourd’hui ?

Il me semble mieux connaître les limites de mon territoire, bien qu’il demeure (je l’espère) des terra incognita encore à explorer, des endroits où je n’ai pas osé m’aventurer parce qu’il me fallait apprendre de nouvelles techniques, que j’étais soumis à l’urgence de la commande, toutes les raisons qui sont des alibis, pour ne pas changer. Je sais le temps qu’il faut pour bien maîtriser un autre outil et je croyais n’avoir pas ce temps-là et puis, quand on est à l’aise avec ses techniques, quand on ne pense même plus à leur usage, que ça vient naturellement, que ça coule, en souplesse, pourquoi entraver, se contraindre. En fait, l’évolution, les changements se font à notre insu, par touches imperceptibles et au bout d’un certain temps, ton style est tout autre. Laisser-agir, ne pas être obsédé par la nouveauté, croire aux vertus décriées de l’habitude, au temps de maturation. Il y a le risque des redites, de la répétition –  on mange aussi tous les jours, en jouissant de l’infinie variété des goûts, des épices, des mélanges, des textures. Je n’ai pas, loin de là, épuisé toutes les gammes offertes par le crayon, les mines noires, le fusain, la plume pour ne parler que du dessin. C’est comme en forêt, là sous ton pied, la surface de ta semelle, dans la mousse, des milliers de bestioles, insectes, bactéries, des spores, des larves, ça grouille, se combat, coopère, se dévore, copule, pond, crève. Connaître son territoire dans toutes les directions de l’espace, dans l’horizontal mais aussi en haut et au dessous, dans la durée, la mémoire.

Ton dessin, qu’il soit au service de la presse ou de l’illustration littéraire, est reconnaissable entre mille. Un ton décalé permanent, de l’humour, une volonté affichée de prendre les choses de biais, avec subtilité. As-tu toujours eu cette vision du monde que tu transmets dans tes dessins, car le dessin est une forme d’écriture où l’on se projette.

Le dessin… vision décalée… regarder de biais… Tout ça me paraît aller de soi. Aller voir les coulisses ou démonter un réveil, c’est tout un, par jeu, par curiosité, pour saisir les choses, trouver le bon angle. Je me souviens que Gébé dans L’an 01 préconisait aussi le pas de côté pour surprendre ou piéger la réalité ; une BD aussi dans les années 50 où les personnages n’avaient que 2 dimensions, pour les voir il fallait être de face, ils n’avaient pas d’épaisseur, invisibles de profil  (j’avais 8 ou 9 ans, ça me fascinait).

J’ai aussi le goût du jeu. Avec des amis dessinateurs on se réunissait tous les mardis midi pour déjeuner, passer la semaine en revue mais aussi pour jouer, des jeux à thème dans le genre de l’Oulipo, avec des contraintes comme dessiner une scène comportant un lampadaire, un lapin, un couple (humain), une fenêtre dans une pièce close. Le mardi d’après, on se montrait nos cogitations, il fallait surprendre, capter l’inattendu, le saugrenu, mais ça devait se tenir, graphiquement, un sens devait se dégager. On s’envoyait des cartes postales dont le recto et le verso devaient s’accorder pour suggérer une histoire. On inventait des résolutions dessinées pour l’année ou bien on devait légender le dessin d’un autre, une BD où chacun à tour de rôle faisait sa case en essayant de piéger le suivant par une situation abracadabrantesque. Le résultat nous importait peu, des cadavres exquis sans prétention, cocasses ou loufoques. Ce fut pendant des années, une formidable stimulation pour l’imaginaire. C’était peut-être un ton d’époque. Plus tard, j’ai découvert que Glenn Baxter ou Wachter en Allemagne dans Pardon et d’autres avaient des pratiques du même genre.

Et ta griffe. D’où vient cet aspect griffu ou rageur dans ton trait ?

Je crois en savoir l’origine : à l’École Estienne, j’apprenais la gravure, le burin, c’est un instrument très difficile à manier. Un bon buriniste, ce sont des années de contrôle de maîtrise de la main pour parvenir à la régularité, à la souplesse du trait, à sa perfection quasi maniaque, la gravure de poinçons ou de fer-à-dorer une discipline (j’allais dire de fer, mais on grave dans du laiton) rigoureuse. Ce n’était pas pour moi, j’étais très médiocre tout en ayant une grande admiration pour les burinistes baroques, les Claude Melland, Callot, Abraham Bosse. Les contemporains aussi comme Dunoyer de Segonzac, les Géorgiques quelle merveille ! Mon trait bâclé, sa désinvolture, c’est une réaction de dépit, un rejet de cette rigueur impossible à atteindre. J’avais un mal fou à bâtir des perspectives qui se tenaient, ça gîtait de tous côtés, les lignes de fuite me faussaient compagnie et puis un jour, j’ai découvert que je pouvais faire des perspectives subjectives, sans me soucier d’exactitude ni de réalisme, dans l’économie de mes dessins, elles étaient bien plus pertinentes. J’enfonce des portes ouvertes par tant de dessinateurs. Pour être convainquant, exagère, amplifie, triche mais dans ton sens !

J’ai une passion pour le trait, sa vibration, son caractère, sa graisse, ses ruptures, ses glissendos, son agonie quand il s’efface… pour l’écrivain, c’est le style ! Il y a des graphismes classiques, ordonnés, mesurés, académiques, des traits rageurs céliniens, hachés, essoufflés, la ligne claire, froide sans émotion, clinique, le trait timide, en retrait, l’hypocrite, le doucereux, l’équivoque, le boursouflé. La même composition, le même thème traité avec des graphismes différents changent totalement de sens. Idem pour les textes : la typo du Monde appliquée au Parisien et le lecteur lira avec inquiétude un autre journal. Difficile de dissocier le fond de la forme, on peut en jouer, dire des choses affreuses avec le détachement d’un microbiologiste. Les psy ont l’art de cela, mais tout de même lorsqu’il y a adéquation, c’est le bonheur ! Les Caprices de Goya ou les stupéfiants raccourcis de Steinberg. Et puis le rapport du trait à la couleur, le trait comme expression physiologique, comme rythme, comme séquence, nous entraîne dans des hypothèses séduisantes.

Dans les années 70/80, mes lectures concouraient à la formation du « style », à l’accompagnement du débridé : le Brautigan de La Pêche à la truite en Amérique, lesAlmanachs de Vialatte dans Marie-Claire (eh oui!), Alphonse Allais, Cami, Marcel Aymé, Mr Plume, Benchley, James Thurber, etc. Les dessinateurs-écrivains du « non-sense » aussi, dont les deux Edouard – Gorey and Lear ; Thurber et La vie secrète de Walter Mitty, jubilatoires ! Il y en a d’autres comme Töpfer, Willem Busch, Chaval, Topor. Tout ça faisait un cocktail sacrément tonique, voire explosif. Comme je suis d’un tempérament tempéré, les effets chez moi, c’était du décalage et du saugrenu.

Tu évoques des auteurs qui font partie de mon Panthéon mais tu ne parles pas de philosophes alors que j’en lis beaucoup dans tes textes du blog.

Les  textes du blog, c’est nouveau pour moi, du moins à cette fréquence, j’ai souvent mis des légendes brèves aux dessins. Ici comme j’ai toute liberté, j’en profite, je prends du champ, je raconte des petites histoires, des vies qui se terminent en queue de poisson, des ratages, des ambitions avortées et toujours le grain de sable qui fait gripper. Je m’essaye à des haïkus idiots, à des proverbes exotiques, énonce des évidences de bronze. La Philosophie est implicite, c’est celle des Vanités des tableaux baroques avec une touche anglaise ou irlandaise (pour Swift) en utilisant l’humour détaché (j’essaye), le frivole et la fumisterie. Il y a quelque temps, j’avais illustré une série d’articles pour Le Magazine Littéraire sur les controverses philosophiques (RousseauVoltaire, Aristote-Platon, St Augustin-Pelage, Sartre-Merleau-Ponty). La thèse générale était que les arguments de haute volée camouflaient de vraies oppositions de classe, de caractère, de vanités, d’intérêt, de compétition. Michel Onfray dans Le Ventre des philosophes s’est régalé de ça. Le divorce flagrant entre l’énoncé d’une Morale diététique et la pratique réelle : Nietzche le danseur léger se gavant de choucroute et de grasses saucisses teutonnes, Kant les mains pures tâtant de la bouteille. Aristote le gommeux parfumé, Platon le catcheur des Idées. Toutes les contradictions humaines entre les principes et l’agir. Bien sûr, c’est la philo vue par le petit bout de la lorgnette, toutefois il est utile de mettre les mots à l’épreuve, c’était l’objet des sagesses antiques (si bien analysé par Pierre Hadot). J’ai du, pour d’autres dossiers (Leibnitz, Spinoza) subir une remise à niveau surtout pour les néologismes et le vocabulaire particulier. Ce qui m’amusait, c’était de découvrir le charabia, le délire verbal, les tautologies, le fumeux et la théologie à l’œuvre dans ces systèmes totalisants, au demeurant admirables. Le dossier Phénoménologie m’a pas mal diverti, je m’en suis donné à cœur joie, avec la bienveillante ironie et protection du rédacteur en chef d’alors, Jean-Louis Hue.

Et j’aurais fait un piètre théologien ou philosophe car lorsque des propositions s’engendrent avec logique – proposition, déduction, syllogisme – je suis écrasé. L’abstraction me terrifie et je m’enfuie à toute vitesse. L’année passée, Denis Grozdanovitch m’a fait découvrir W.G. Sébald, j’ai enchaîné ses livres les uns après les autres, partageant ses digressions et ses chemins de traverse (articles savants, monographies, descriptions par le menu de l’architecture d’une gare d’une forteresse ou de la pêche et du salage des harengs). J’ai la même jubilation et envoûtement à la lecture de Claudio Magris, Alberto Mangel ou Piétro Citati. La « phantasie » et l’encyclopédisme !

Ce qui est curieux, c’est que pendant plusieurs décennies j’ai illustré des textes, les mots étaient premiers, et là, avec le blog, j’inverse les rapports : je pars du dessin, je rêve sur lui, je scrute toutes les échappées possibles avec les mêmes règles : distance, décalage, éviter les redondances. Un éditeur avait commandé à Alfred Kubin (déjà cité!) une série de petites nouvelles et bien sûr, il était en retard, il avait besoin d’un déclencheur, il va à ses cartons, exhume des dessins oubliés et écrit ses textes à partir d’eux, l’image même devenant le sujet et l’élément dramatique, une sorte de deus es machina. Image et légende se multiplient en jeux de miroirs… Pourtant si on les sépare, j’ai l’impression que le texte boitille, tandis que l’image recouvre son autonomie et existe pour elle même avec toutes ses virtualités. Le plaisir du blog c’est aussi tous ces jeux de connivences, d’allusions, de références aux auteurs aimés : une pincée de Buzatti, un filet de Garcia Marquez, une once de Saki ou d’Allais, une pincée de Le Clézio (2 Nobels !) et de Brautigan, un chouia de Marcel Aymé et de Marcel Brion. En espérant que trop d’épices ne gâtent pas la sauce! Faut pas avoir la main lourde, tout en mineur, juste l’arôme…

Pourquoi es-tu si imprégné de philosophie ?

J’estime beaucoup les esprits philosophiques, ce besoin de clarté, pousser les choses jusqu’au dernier retranchement, s’approcher de la lumière et parfois s’y perdre, tenter de témoigner de ce qu’on a entrevu dans une langue qui n’est pas audible. Il faut du courage et de l’obstination. Les travers des philosophes sont ceux de tout le monde : la vanité, besoin d’avoir raison, l’autisme, écraser son contradicteur, et tous les pêchés capiteux si agréables. Un autre champ bien rigolo (mais passionnant) c’est celui cultivé par les fous philosophiques, les obsédés de la Cause Unique, gnostiques, occultistes, hérétiques, utopistes, gourous, illuministes, sectaires souvent dangereux.  Les antidotes : Aristophane, RabelaisMontaigneVoltaire, Sterne, Cervantes, Woody Allen…

J’imagine que les textes à pensée flottante doivent t’être plus accessibles. Ton tempérament rêveur y trouve probablement plus de place pour s’exprimer.

Pensée flottante… L’expression est jolie avec un parfum bouddhiste, juste aussi, qui laisse venir les images en gardant la vigilance d’un chasseur aux aguets, comment les amener à l’existence sur le papier. Alfred Kubin, qui n’avait pas peur d’être modeste (il se considérait comme le Dürer contemporain) disait que le dessinateur est un « voyant » qui par le dessin amène à la vie les fantômes, des entités qui, incomplètes aspirent à se réaliser (on est dans la Vienne fin-de-siècle, Freud, les tables tournantes, Egon Schiele, la théosophie…). L’image est comme ces dieux antiques qui changent en permanence d’apparence à peine les a-t-on vus, de la fumée qu’il faut modeler. Quand tu tentes de la dessiner, la forme t’échappe, quand tu as fait un certain nombre de traits, elle est prise dans tes filets, mais elle ne ressemble pas tout à fait à ce que tu avais vu, le travail sur le papier commence alors.

Pensée flottante… C’est vrai que la volonté est inefficace, elle est même un obstacle, elle ferme les portes, par contre se mettre dans cet état de vigilance exige une certaine habitude et des conditions favorables : le retrait en soi, le silence (mais pas toujours), une bonne pratique de la rupture, l’art de jongler avec des choses incompatibles, de trouver le lien entre des faits apparemment sans rapport aucun (le lieu commun des surréalistes de l’accouplement d’une machine à coudre avec je ne sais plus quoi!). Sur le papier, c’est la main qui mène, c’est elle l’intelligente ! Elle va, et quand elle s’égare, on lui laisse un peu de champ avant de la ramener où l’on souhaite (dessiner ou l’art de pêcher la truite) mais ses écarts ont changé ta vision. Je décris là un dessin libéré de l’urgence de la commande et de l’exigence d’un texte imposé, quand c’est le cas, on « flotte » le temps de trouver l’idée, puis on se soumet aux contraintes.

J’ai beaucoup lu dans le métro, et en marchant, j’avais la technique pour éviter de heurter les passants. En réfléchissant, c’est peut-être eux qui l’avaient, la technique.

Tu as beaucoup illustré pour la jeunesse, pourquoi ?

Je crois, tout bêtement parce que les enfants étaient à la maison et que j’ai eu des propositions d’éditeurs, j’ai toujours illustré plusieurs textes à la fois, du dessin de presse traditionnel, des illustrations d’articles littéraires ou économiques, du livre de jeunesse, des affiches tout en faisant de la direction artistique, j’avais un planning de réalisation comme une PME qui tenait compte de la périodicité de chaque support : x dessins quotidiens pour ce livre, recherches pour tel autre, définitifs pour cet hebdo. Je ne quittais pas tellement la planche à dessins, c’était très stimulant, cette attention permanente, les journées étaient denses, alors la nuit venue, je me laissais aller aux dessins flottants des carnets.

Je ne considère pas l’illustration de jeunesse différente du reste de mon activité d’illustrateur, d’autres contraintes simplement à prendre en compte : l’âge du lecteur, la distance entre texte et image plus courte, le trait moins agressif, la couleur. J’ai écrit un texte à ce sujet pour un bouquin très mal édité, on m’a « lissé » (dixit l’éditeur) mon manuscrit, rajouter des encadrés et des commentaires, un sous-titre idiot « comment mettre des images sur des mots » le contresens absolu! Les illustrations prévues d’illustrateurs contemporains sucrées pour cause de droits. Je le regrette d’autant qu’il y avait des témoignages d’artistes sur leurs pratiques, leurs conseils, leur enseignement, des tentatives de description de l’alchimie en œuvre dans le crâne d’un dessinateur. J’ai peu travaillé pour la petite enfance, mon trait ne devait pas convenir aux éditeurs. Il reste néanmoins deux ou trois chapitres intéressants dans lesquels je me reconnais…

L’illustration journalistique était-elle alimentaire plus qu’un plaisir ?

Dessiner pour la presse n’était pas plus alimentaire, un peu mieux payé que l’édition de jeunesse, c’est-à-dire pas grand-chose, mais j’y ai pris énormément de plaisir : la variété des sujets, passer d’une chronique économique pour l' »Expansion » à une autre sur la culotte de cheval ou l’acné pour « Votre Beauté », du savoir-vivre de « Madame Figaro » aux chroniques de la langue d’Alain Rey, de l’écologie militante du « Sauvage » aux dossiers philosophiques du « Magazine Littéraire », du droit des retraités pour « Notre Temps » aux spots et chroniques du « New-Yorker », des problèmes religieux de « La Vie catholique » aux dessins sociaux-politiques du « Monde ».

Les directeurs artistiques et les rédacteurs n’étaient pas encore inaccessibles, on pouvait bavarder, prendre un café, mieux se connaître, de fidèles amitiés sont nées là. J’aimais aussi la publication rapide, pas de longs mois de conception, la réaction immédiate ; très vite, ça disparaît, une proposition nouvelle arrive, la précédente oubliée, pas de boulet à traîner.

Il faut acquérir cette aptitude du sans-filet, tu n’as pas le temps de penser au bien-fondé de ce que tu fais, pas le temps de finasser, de mignoter, de surcharger. Garder l’impression d’immédiat, d’écriture sauvage pas encore domptée. Le coté « alea jacta est », fataliste, me convenait bien ; à prendre ou à laisser. Du coup, j’ai eu des contempteurs, des hostiles, des indifférents, mais aussi des fidèles, des complices, des amis. C’est le jeu ! Ewa m’a beaucoup aidé, par ses conseils, ses critiques (qui m’énervaient beaucoup quand elle avait vu ce que je me refusais à voir), par les conditions pratiques et du climat qu’elle créait pour me permettre de rêvasser et dessiner, du soutien dans les doutes, allant récupérer dans le vide-ordures des dessins jetés par dépit.

Tu as enseigné, aimé enseigner, je crois.

J’ai beaucoup aimé les années d’enseignement à l’école Émile Cohl à Lyon (c’est l’inventeur du dessin animé, dessinateur, ami de tout le Gotha de la caricature et des lettres, mais surtout l’ami et le protecteur de Gill quand celui-ci sombra dans la folie). Elles m’ont donné beaucoup de joies, celles de transmettre à des jeunes dessinateurs déjà virtuoses l’esprit de curiosité, l’enthousiasme, quelques recettes aussi, une philosophie du dessin, celui-ci étant l’aboutissement temporaire d’une longue chaîne. J’avais ajouté à l’enseignement pratique du « dessin de presse », une histoire du trait. On apprend beaucoup des élèves, ils exigent de la clarté, tu dois verbaliser tes intuitions en une langue simple, évidente, à mettre aussitôt en œuvre, leurs défauts sont les tiens, les mêmes obstacles à surmonter, ton miroir légèrement grossissant, et puis quand se révèle chez un(e) élève une écriture singulière, une chimie particulière, c’est le pur bonheur !

J’ai surtout compris à quel point le dessin est tributaire de la physiologie, lié aux sensations, aux muscles, aux rythmes biologiques. Il y a un rapport entre la posture, le schéma corporel, l’attitude et les dessins produits, pas direct, bien sûr, subtil mais néanmoins évident ; on projette son corps sur le papier. Le mouvement que tu exprimes, tu l’as déjà senti, il est en potentiel, il ne manque que la dernière phase, la main. C’est là que l’apprentissage peut faire son office, faire la main habile et domestiquée. Edouard Hall, dans les années 1980, après avoir étudié le langage non-verbal, puis la bulle que nous véhiculons (la dimension cachée) s’intéressa à l’intelligence du corps. Il décrivait comment, à l’instar de l’ordinateur, les architectes dans leur tête construisaient des perspectives, changeant d’angle de vision, pivotant dessus, dessous, tel un champion de ski descendant dans sa tête la piste qu’il avait explorée avec ses obstacles, les trous. On enregistrait ses muscles durant son parcours imaginaire, ils réagissaient comme dans l’action, tel un garagiste génial avait besoin de s’identifier quasi physiquement au moteur pour trouver la panne. Je conseillais aux élèves bloqués le mime, la danse, le théâtre pour faciliter le passage des influx. On dessine de l’intérieur, toujours. Un arbre, ce n’est pas une silhouette, un contour qu’on remplit, c’est de la sève qui monte dans le tronc, se déploie dans les branches ; l’arbre a ses humeurs, son caractère, son déséquilibre. Le style, c’est peut-être un corpogramme.

Que préfères-tu illustrer aujourd’hui ?

Aujourd’hui, ce qui m’amuse et me prend pas mal de temps, c’est le Blog « au jour le jour » ouvert en février dernier, publication d’un dessin quotidien assorti d’un commentaire. Je renoue avec mes carnets commencés il y a une vingtaine d’années, avec presque les mêmes règles (création libre, régularité et constance, un bon équilibre !).

Le texte, une simple légende au début, a sensiblement pris du ventre ces derniers mois (surpoids?). J’avais à l’époque des carnets, le projet d’un livre qui ne comporterait que des débuts d’histoires (la première phrase qui déclenche) avec une illustration, elle aussi grosse de promesses ou d’énigmes. Je retrouve ainsi une veine que je n’avais pas eu le temps d’explorer. Les textes racontent une vie (en « lecture rapide »), une situation, un rêve, un climat. Ils se terminent souvent en eau de boudin ou par une pirouette non-sensique et laissent sous-entendre.

L’illustration au crayon bénéficie de mon initiation récente et approximative au fonctionnement du Mac, je scanne, colorise un peu, pour l’atmosphère et la lecture, en tentant de sauvegarder l’esprit du trait. J’approche des deux cents dessins et me réjouis de l’évolution, moins du graphisme que des textes. Je garde intact le plaisir car je ne sais jamais ce qui va surgir. C’est une sorte de feuilleton à entrées multiples, dont je suis le premier lecteur. Où cela va-t-il me mener ? Je suis très curieux ! Et puis le plaisir des commentaires des amis, drôles, qui surenchérissent. J’ai même droit chaque soir, à ma phrase en latin, citation classique ou remarque loufoque envoyée par une copine.

Je continue à assurer ici et là : illustration d’articles et de chroniques telle celle d’Alain Rey (La vie des mots) dans le Magazine Littéraire, un recueil illustré des cent premières paraîtra en début d’année prochaine ; une exposition de dessins en décembre à l’atelier Girard, rue Campagne Première.

Merci, Ewa et Daniel, pour votre accueil chaleureux.

Nous te remercions aussi pour cet après-midi passé ensemble à se raconter. L’interview ne peut traduire l’atmosphère tour à tour joyeuse, amicale, sérieuse, le repas partagé, les découvertes mutuelles… d’avoir pu penser à haute voix – il suffit d’une inflexion de voix, un regard intrigué, une mimique pour qu’on s’engage sur une voie inhabituelle et dire des choses en marge, moins convenues… d’avoir pu te connaître, Pascale, découvrir cette passion bouillonnante pour les écrivains, les mots, la poésie associée à un goût du concret et de la vérité des autres… C’est toi qui aurais du être interrogée !

Source : le site internet de Calou

Les commentaires sont fermés.